Résumé : |
Tchekhov serait-il, en France, un auteur méconnu ? Le public français admire, à juste titre, ses pièces de théâtre. Mais l'essentiel de son œuvre lui échappe.
Alors qu'en Russie ses nouvelles ont bouleversé des générations de lecteurs, ici, rares sont ceux qui ont mis le nez dans ses livres. Tout pour les feux de la rampe, rien pour la page écrite. Le dramaturge a éclipsé le conteur. Quelle injustice ! Et elle dure depuis des décennies. Il est temps de renverser la tendance et d'attirer l'attention sur l'art profond, cruel, ironique et tendre de Tchékhov narrateur. A son nom s'attachent des titres prestigieux comme La Mouette, La Cerisaie, Les Trois sœurs, tandis que nul ou presque ne se soucie de La Steppe, La Salle n° 6, du Moine noir. Et pourtant il ne s'agit pas là d'une prose mineure : le meilleur de Tchékhov y est distillé.
Il a écrit près de deux cent cinquante récits, les uns très brefs, les autres longs, les uns d'une gaieté frisant la cocasserie, les autres empreints d'une mélancolie déchirante. Mais tous sont caractérisés par la sobriété et la sincérité du ton. Personnages et décors sont évoqués par quelques détails savamment sélectionnés et toujours révélateurs. Tchékhov réprouve les longues descriptions qui freinent le mouvement de l'intrigue et finissent par noyer l'attention sous un excès de notations plus ou moins exactes. Il dit quelque part que, pour peindre une claire nuit d'été, il suffit d'indiquer le reflet de la lune dans un tesson de bouteille. De même, il se défend d'intervenir dans ie cours de l'action pour juger ses protagonistes ou proposer une solution morale à leurs problèmes. L'écrivain, selon lui, est là pour montrer, non pour démontrer. Encore moins pour commenter. S'il a choisi comme personnages des voleurs de chevaux, il doit leur faire parler le langage des voleurs de chevaux, mais surtout se garder de dire que c'est mal de voler des chevaux. Au lecteur de se faire une opinion par lui-même. En lui soufflant une réponse à l'oreille, l'auteur fausse le jeu. Le lecteur n'est plus seul en face de l'histoire. Un tiers s'est glissé entre lui et les événements relatés. Un tiers qui n'a rien à faire ici : l'écrivain ! Oui, celui-là, plus il fera oublier sa présence, plus ses héros en auront.
Partant de ce principe, Tchékhov s'interdit toute prise de position politique, philosophique ou religieuse. Son amour des petites gens, sa charité discrète rayonnent à travers ses livres sans qu'il verse jamais dans le prêchi-prêcha. Il sait même être dur envers les humbles. Dur et lucide. Son art est tout, sauf aimable.
Dans ses lettres aux amis, il proclame sa haine du clinquant, des fioritures artistiques, son mépris pour les écoles, les modes intellectuelles, les chapelles, les clans, les coteries. Ennemi de la littérature engagée, il lutte pour une plus grande justice sociale non par le pamphlet, mais par la description féroce de la réalité russe. Il faut, à son avis, écrire froidement, simplement, sans se soucier des recettes littéraires. Plus le texte sera naturel, plus il sera bon.
Quant aux sujets, tous lui conviennent pour peu qu'ils s'inspirent de la modeste vérité journalière. C'est un cocher de fiacre qui promène des fêtards dans la ville alors que son fils vient de mourir, c'est une fillette de treize ans, employée comme domestique, qui veille sur le bébé braillard de ses patrons et, vacillante de sommeil, étouffe l'enfant pour goûter un instant de repos, c'est une jeune femme écervelée, une « cigale » qui trompe son sage et ennuyeux mari et apprend, après son décès, qu'il était un chercheur génial, c'est une cuisinière qui se marie, ce sont deux gamins qui préparent une fugue... Bref, la menue monnaie de la misère humaine. Ainsi, les meilleures nouvelles de Tchékhov ne suggèrent-elles pas des évènements spectaculaires, des passions exceptionnelles, mais la douce absurdité de l'existence quotidienne qui, vague après vague, nous entraîne vers le néant.
Un autre mérite de cette grande œuvre de conteur, c'est la variété des milieux et des caractères qu'elle nous fait entrevoir. L'ensemble forme un prodigieux pano¬rama de la vie russe de l'époque. Au gré de sa fantaisie, l'auteur nous promène de salon en bouge, d'isba paysanne en antichambre de tribunal. Et on a l'impression qu'il a vécu dans tous ces décors, qu'il a exercé toutes ces professions, qu'il a eu, tour à tour, les mains calleuses du bucheron et les ongles soignés de l'évêque. Du moujik au prêtre, de l'instituteur au marchand, du juge au délinquant, toutes les catégories sociales, tous les métiers, toutes les déchéances, toutes les ambitions sont représentés dans cette fourmilière. 3n ne se borne pas à traverser les lieux évoqués, on en respire l'odeur. L'activité le Tchékhov à ses débuts — il était médecin — lui a permis de pénétrer dans les intérieurs les plus divers et d'en capter, subrepticement, les secrets. Son œil a une précision photographique. Son cœur est capable de tout éprouver et de tout comprendre. Il s'imbibe de la vie dés autres comme un éponge se gonfle d'eau. Et, quand il aborde un thème, il n'a qu'à interroger sa mémoire pour qu'elle lui restitue l'atmosphère d'un logis, le parler d'un paysan, les minauderies d'une coquette.
En accumulant ces tableautins de l'existence quotidienne, Tchékhov ne se rendait pas compte de l'œuvre immense qu'ils formeraient une fois réunis. Il croyait amuser le public par des contes sans prétention et il construisait, morceau par morceau, une autre « comédie humaine ». Lire ces récits aux multiples facettes, c'est accomplir un voyage vertigineux dans le passé de la Russie, avec, pour guide, un homme clairvoyant, moqueur et fort. C'est découvrir non seulement un écrivain, mais un pays. C'est enfin ne plus être l'ami d'une moitié de Tchékhov mais de Tchékhov tout entier. |